Il n’est pas acceptable que la majorité retire ses droits à la minorité. De manière nécessaire, le droit de manifester, qui reflète presque toujours les préférences d’une minorité, participe à la production de l’équilibre démocratique. Mais il faut aussi admettre, dans le même exact temps, que le point de résolution de la grève dû se trouver au sein de la sphère législative, soit que l’on vote une loi, qu’on ne la vote pas, ou qu’elle fut abolie.
Car si l’on souhaite autre chose, c’est à dire que la loi, encore une fois votée, abandonnée, ou abolie, ne soit pas l’unique sanction de la protestation, cette autre chose prend alors la forme d’un vote, d’un abandon, ou d’une abolition, décidé par la force d’une minorité. Seule la foule, et non le peuple, peut souhaiter que la démocratie devienne un régime à la merci des passants.
Comme tous les ans ou presque depuis sa création, la SNCF est en grève pour ses avantages catégoriels, et la France à l’unisson marche pour le maintien de ses quarante deux régimes spéciaux. S’entremêlent ici deux types de revendications, à la nature très différente, l’une légitime et l’autre moins.
La première consiste à dire que les personnels aujourd’hui bénéficiant d’un régime spécial de retraites prirent leur décision de travailler dans ces entreprises ayant intégré la valeur future de leur retraite. Abolir le régime de retraites reviendrait donc à renégocier un contrat une fois celui-ci signé. L’argument est fondé. Si l’on se plaçait sous l’égide du droit commercial, il donnerait lieu à compensation.
Dans cette logique, les choses s’éclaircissent et les leviers d’ajustement deviennent plus évidents. Tout d’abord notre président n’a pas su résister à l’une de ces astuces de banquiers d’affaires qui consiste à créer des objets accessoires dans la négociation ; l’âge pivot est une renégociation en cours de route des droits. Le contrat implicite étant rompu, il devrait donner lieu à compensation ou bien être abandonné.
Le second levier est sujet à jugement. Est-il juste que la réforme s’applique à ceux qui sont éloignés de plus de 17 ans de l’age de départ à la retraite ? Celui qui prendrait sa retraite dans 20 ans pourrait argumenter qu’il a déjà travaillé, mettons 20 ans, dans l’ancien système et qu’il avait pris cet emploi spécifique en fonction de ce droit.
L’argument là aussi est fondé. Il doit bien cependant y avoir une durée au delà de laquelle l’argument de la rupture du contrat implicite devient ténu ; si j’ai travaillé un an dans l’ancien système, difficile pour moi de dire que ma carrière prenait en compte le régime de retraites attaché. En d’autres termes, la date d’application de la réforme paraît être une variable d’ajustement particulièrement pertinente pour rendre plus juste la réforme.
Le deuxième type de revendications est en revanche bien plus problématique.
On entend avec insistance la CGT affirmer qu’elle se bat pour la protection de notre modèle social, décrété le meilleur au monde – ce régime social réussit d’ailleurs l’exploit de rester le meilleur au monde malgré des réformes successives, toutes considérées catastrophiques, à croire que le monde entier se dégrade à la même vitesse que la France. J’ai vu un syndicaliste CGT d’Enedis ricaner en mettant dans le même sac les coupures sauvages d’électricité organisées par son syndicat et les actions de la Résistance durant la seconde guerre mondiale.
Melville a écrit un livre en 1853 intitulé Bartleby ou le scribe. Bartleby est l’employé d’un cabinet d’avocats de Wall Street. Il possède la particularité de toujours s’opposer au monde qui l’entoure, par la phrase suivante : “I prefer not to”, je préférerais ne pas.
De refus en refus, Bartleby se trouve enfermé dans une institution où il se laissera mourir de faim appuyé contre un mur. On a vu dans cette histoire l’allégorie de la solitude individuelle dans un monde indifférent, pour ma part je considère très supérieure l’interprétation qu’en a faite Julien Battesti dans son récent et très beau livre “L’imitation de Bartleby”.
Par le miracle des choses cachées et qu’il suffit de dire pour qu’elles soient évidentes, Julien Battesti interprète l’histoire de Bartleby comme un récit biblique contre lequel tout l’Ancien Testament est construit : celui d’un retour en Egypte après l’Exode.
Par son refus perpétuel de la vie qui se déroule, Bartleby remonte le désert dans l’autre sens, traverse la mer dans l’autre sens, et retourne mourir chez Pharaon de son propre chef. Voilà je pense une question à méditer, à quel moment la résistance est-elle d’avenir fécond ; à quel moment n’est-elle qu’une aliénation stérile ?
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