Dieu dit à Moise : descends, ton peuple est corrompu. Alors Moise descend portant les premières tables, écrites par Dieu lui même. Et voyant l’adoration, il brise ces tables. On s’est arrêté ici pendant des siècles, on a fait des scènes puissantes de cette colère qui tranche le fil du temps, comme auparavant la mer fut séparée afin d’engloutir l’ancien monde.
Car la brisure des tables aussi est un passage où l’objet, écrit sur ses deux faces et portant trace divine, est détruit sans égards pour son origine. Pour les Juifs, dès cet instant, le miracle en général n’a plus d’importance : c’est le véritable moment de la sortie d’Egypte et de l’irrationalité brutale dans laquelle fut plongée le peuple. L’artefact divin est réduit en morceaux : ce qui était surnaturel n’avait pas d’importance, il ne faut rien adorer et cela vaut aussi pour chaque manifestation divine.
Alors Moise retourne au sommet de la montagne. Il faut imaginer dès lors un homme dans sa solitude, revenu de sa colère. Il sait ce qu’il doit écrire, puisque la parole fut prononcée avant d’être écrite. Et pourtant il a la possibilité de différer, ramené à l’abime du buisson ardent. Personne ne saura ce qui était inscrit sur les premières tables. Et donc il est libre, il se doit d’inventer par enthousiasme.
J’y pense car je veux me pencher à nouveau sur ce bord de vertige où Moise écrit « tu ne tueras point » dans l’ombre du meurtre de l’Egyptien. Car toute la religion Juive tourne autour du fait qu’il était nécessaire que les tables écrites par Dieu fussent brisées, et il fallait que ce fut un homme qui les eût écrites à nouveau, et que cet homme les eût écrites précisément contre lui même.
Quand il s’agit de tirer une leçon plus abstraite, je convoque à l’esprit l’idée kabbaliste que Dieu d’abord sans limites dans le Ein Sof, se soit retiré du monde afin qu’il existe. Dans ce retrait une brisure aussi s’est produite, intérieure à l’homme, et par laquelle le mal se fut introduit. Voyez vous le parallèle entre ces choses brisées ? voyez vous celui qui dans sa solitude écrit un texte qui le conteste et le grandit ? Oui vous le voyez tout à fait, cet homme qui conduit une réparation tragique, stylet en main et penché sur l’argile dont est faite la totalité des choses humaines.
Crédit image : Moise brisant les tables de la loi – Rembrandt