Ma mère, comme à son habitude, pose la bonne question avec l’air de ne pas y toucher. Elle dit “frères humains, qui après nous vivez” et laisse le soin de compléter par ce qui vient ensuite dans la Ballade des pendus, “n’ayez les coeurs contre nous endurcis”. La question est bonne, non pas pour la raison simple d’excuser les moeurs du temps passé, quand elles ne le peuvent, elle est pertinente pour celles du temps actuel. Une mère ne cesse pas d’éduquer son fils, elle s’adapte plus finement à son orgueil à mesure qu’il vieillit.
Sait-on bien ce qui sera scandaleux dans cent ans ? car on ignore trop où passe cette frontière qui se dessinera plus tard, et ignore aussi comment faire le départ en son fort, entre le mal et le bien. A la fin de la longue équation humaine, on trouve trois choses, la souffrance, la création, et l’amour. Je sais qu’on imagine régulièrement des mondes sans la première, mais je crois qu’ils sont alors sans création, que l’amour s’y ennuie jusqu’à ce qu’il les déserte.
Et voilà pourquoi il est permis de douter qu’il y ait jamais eu de progrès moral, et cela vaut pour nous. Je ne veux pas dire qu’il soit impossible de se protéger contre la noirceur, je pense que c’est même nécessaire. Je m’inquiète qu’on oublie dans le combat les distinctions, du fait d’un monde qui ne fait plus qu’hurler.